La dématérialisation croissante des marchés publics et privés a transformé les processus d’attribution et d’exécution contractuelle. Pourtant, cette évolution technologique s’accompagne d’un risque majeur : l’opacité. Les juridictions administratives et judiciaires françaises ont progressivement développé une jurisprudence sanctionnant les marchés dont les mécanismes électroniques manquent de transparence. Cette tendance jurisprudentielle reconnaît que la complexité technique ne peut justifier l’absence de clarté dans les relations contractuelles. Notre analyse explore les fondements juridiques, les critères d’appréciation et les conséquences pratiques de l’annulation des marchés informatisés pour opacité, illustrant comment la transparence demeure une exigence fondamentale même face aux innovations technologiques les plus sophistiquées.
Fondements juridiques de la transparence dans les marchés informatisés
La transparence constitue un principe cardinal du droit des contrats, qu’ils soient publics ou privés. Dans le contexte spécifique des marchés informatisés, ce principe acquiert une dimension particulière face aux systèmes algorithmiques et aux interfaces numériques qui peuvent dissimuler les mécanismes décisionnels. Le Code de la commande publique, dans ses articles L.3 et suivants, consacre explicitement les principes de liberté d’accès, d’égalité de traitement et de transparence des procédures comme socles fondamentaux de tout marché public.
Sur le plan jurisprudentiel, le Conseil d’État a progressivement affiné sa position concernant l’opacité des marchés informatisés. L’arrêt fondateur du 30 juillet 2014 (n°369044) a posé les jalons d’une exigence renforcée de transparence dans les procédures dématérialisées, en précisant que « la complexité technique d’un système ne saurait justifier l’opacité de son fonctionnement vis-à-vis des candidats et du juge administratif ». Cette position a été consolidée par la décision du 8 février 2019 (n°420190) qui a annulé un marché public dont le système d’évaluation automatisé des offres demeurait inexplicable pour les candidats évincés.
En droit privé, la Cour de cassation a transposé ces exigences aux relations commerciales entre professionnels. Dans son arrêt du 12 mars 2020 (n°18-25.804), la chambre commerciale a invalidé un contrat-cadre prévoyant un mécanisme informatisé d’ajustement tarifaire dont les paramètres n’étaient pas suffisamment déterminés, sur le fondement de l’article 1129 (ancien) du Code civil.
Le droit européen renforce cette approche à travers la directive 2014/24/UE sur la passation des marchés publics, qui impose aux pouvoirs adjudicateurs une obligation de transparence tout au long de la procédure, y compris lorsque des moyens électroniques sont utilisés. La Cour de Justice de l’Union Européenne a précisé, dans l’affaire C-496/18 P du 10 octobre 2019, que « l’utilisation d’algorithmes ou de systèmes informatisés dans l’évaluation des offres ne dispense pas le pouvoir adjudicateur de son obligation de motivation et de transparence ».
Ces fondements juridiques convergent vers une exigence commune : la traçabilité et l’intelligibilité des processus décisionnels, même lorsqu’ils sont médiatisés par des systèmes informatiques. Le juge administratif comme judiciaire vérifie désormais que les parties au contrat puissent comprendre les mécanismes qui déterminent leurs obligations et leurs droits, indépendamment de la complexité technique sous-jacente.
L’évolution législative vers la transparence algorithmique
La loi pour une République numérique de 2016 a marqué une avancée significative en introduisant dans le droit français des obligations de transparence concernant les algorithmes publics. L’article L.311-3-1 du Code des relations entre le public et l’administration impose désormais que toute décision administrative individuelle prise sur le fondement d’un traitement algorithmique comporte une mention explicite en informant l’intéressé.
Cette évolution législative a trouvé un prolongement dans le domaine des marchés publics avec la publication du décret n°2018-1225 du 24 décembre 2018 portant diverses mesures relatives aux contrats de la commande publique, qui prévoit des expérimentations d’achats innovants et renforce les exigences de transparence lorsque des technologies avancées sont mobilisées.
- Obligation d’information sur l’utilisation d’algorithmes
- Droit d’accès aux règles définissant le traitement algorithmique
- Possibilité de contester le fonctionnement du système informatisé
- Exigence de documentation technique accessible
Ces dispositions législatives et réglementaires constituent le socle juridique sur lequel s’appuient les juridictions pour sanctionner l’opacité des marchés informatisés.
Les critères jurisprudentiels d’appréciation de l’opacité
L’analyse de la jurisprudence administrative et judiciaire permet d’identifier plusieurs critères déterminants dans l’appréciation de l’opacité d’un marché informatisé. Ces critères constituent un faisceau d’indices que les magistrats examinent pour déterminer si le niveau de transparence est suffisant.
Le premier critère concerne l’intelligibilité des mécanismes contractuels pour les parties. Dans son arrêt du 15 mars 2021 (n°436440), le Conseil d’État a précisé que « les stipulations contractuelles doivent permettre aux parties de comprendre, sans expertise informatique approfondie, les principes généraux régissant le fonctionnement des systèmes automatisés mis en œuvre dans l’exécution du marché ». Cette exigence d’intelligibilité s’apprécie in concreto, en tenant compte du niveau d’expertise technique que l’on peut raisonnablement attendre des opérateurs économiques du secteur concerné.
Le deuxième critère porte sur la traçabilité des opérations effectuées par le système informatisé. La Cour administrative d’appel de Marseille, dans sa décision du 8 juin 2020 (n°18MA02211), a annulé un marché dont le système de notation électronique ne permettait pas de retracer le cheminement ayant conduit à l’attribution des points. Le juge administratif exige désormais que les systèmes informatisés génèrent des logs ou journaux d’événements suffisamment détaillés pour permettre un contrôle a posteriori.
Le troisième critère concerne l’accessibilité des paramètres de fonctionnement du système. La Cour de cassation, dans sa décision du 7 octobre 2020 (n°19-11.882), a invalidé un contrat d’affiliation à une plateforme de e-commerce dont les règles de référencement algorithmique demeuraient inaccessibles au cocontractant. Cette jurisprudence exige que les parties puissent accéder aux paramètres fondamentaux qui influencent l’exécution automatisée du contrat.
Le quatrième critère s’attache à la prévisibilité des résultats produits par le système informatisé. Dans son jugement du 12 juillet 2019, le Tribunal administratif de Paris (n°1807273/3-1) a considéré qu’un marché public de maintenance prédictive était entaché d’opacité car les parties ne pouvaient anticiper raisonnablement les interventions qui seraient déclenchées par l’algorithme de détection des pannes.
Enfin, le cinquième critère porte sur l’équilibre informationnel entre les parties. Le Tribunal de commerce de Paris, dans son jugement du 28 janvier 2021, a sanctionné un contrat de place de marché numérique en raison de l’asymétrie d’information concernant les mécanismes de calcul des commissions variables, considérant que cette asymétrie constituait un abus de position dominante au sens du droit de la concurrence.
L’application différenciée selon la nature du marché
L’exigence de transparence s’applique avec une intensité variable selon qu’il s’agit d’un marché public ou d’un contrat privé. Pour les marchés publics, le juge administratif se montre particulièrement vigilant, en raison des principes constitutionnels d’égalité devant la commande publique et de bon usage des deniers publics. Pour les contrats privés, l’appréciation varie selon que les parties sont des professionnels de même niveau d’expertise ou qu’il existe une asymétrie de connaissance technique.
- Marchés publics : exigence de transparence renforcée
- Contrats entre professionnels : appréciation contextuelle
- Contrats avec des consommateurs : protection maximale contre l’opacité
Cette grille d’analyse jurisprudentielle permet aux praticiens d’évaluer le risque d’annulation d’un marché informatisé et d’adapter la rédaction contractuelle en conséquence.
Les manifestations concrètes de l’opacité sanctionnée
L’opacité dans les marchés informatisés se manifeste sous diverses formes, chacune susceptible d’entraîner l’annulation du contrat. L’examen de la jurisprudence récente permet d’identifier plusieurs configurations typiques qui ont conduit les juridictions à sanctionner le manque de transparence.
La première manifestation concerne les algorithmes d’évaluation des offres dans les marchés publics. L’affaire emblématique Parcoursup (TA Paris, 4 avril 2019, n°1815283) a mis en lumière les problématiques liées à l’utilisation d’algorithmes complexes dont le fonctionnement n’était pas suffisamment explicité. Bien que cette affaire ne concernait pas directement un marché public, elle illustre la position du juge administratif face aux mécanismes automatisés de sélection. Dans une décision ultérieure concernant un marché de formation professionnelle (CAA Nantes, 11 septembre 2020, n°19NT01585), la cour a annulé la procédure au motif que « l’algorithme de notation des offres techniquement complexes était insusceptible d’être appréhendé par les candidats dans ses principes opérationnels ».
La deuxième manifestation touche aux clauses d’ajustement automatique des prix dans les contrats de longue durée. La Cour d’appel de Paris, dans son arrêt du 18 décembre 2020 (n°18/28617), a invalidé un contrat de services informatiques comportant un mécanisme d’indexation tarifaire basé sur des paramètres multiples dont la pondération variait selon un modèle prédictif non divulgué. Le juge a considéré que cette configuration contractuelle privait le cocontractant de toute visibilité sur l’évolution de ses obligations financières.
La troisième manifestation concerne les systèmes de mesure automatisée des performances conditionnant l’application de pénalités ou de bonus. Dans l’arrêt Société NetVision (CE, 5 février 2018, n°414508), le Conseil d’État a censuré un marché public de services numériques dont les indicateurs de performance étaient générés par un système propriétaire que l’administration elle-même ne maîtrisait pas. Le juge a relevé que « l’absence de transparence sur les méthodes de calcul des indicateurs de qualité de service empêchait tout contrôle effectif de l’exécution du marché ».
La quatrième manifestation se rapporte aux interfaces de programmation (API) dont les spécifications demeurent floues ou évolutives sans contrôle des parties. Le Tribunal de commerce de Paris, dans son jugement du 12 novembre 2019, a considéré comme abusive une clause permettant à un opérateur de plateforme de modifier unilatéralement les spécifications techniques de son API, impactant directement les conditions d’exécution du contrat pour ses partenaires commerciaux.
Enfin, la cinquième manifestation touche aux systèmes de blockchain ou registres distribués utilisés dans certains marchés innovants. La Cour d’appel de Versailles, dans sa décision du 24 septembre 2020, a examiné un contrat commercial utilisant la technologie blockchain pour l’exécution automatique de certaines obligations (smart contracts). Elle a jugé que l’absence d’explication sur le fonctionnement des oracles (sources externes d’information alimentant le smart contract) constituait une cause d’opacité justifiant la nullité partielle des stipulations concernées.
Le cas particulier des marchés publics informatiques
Les marchés publics ayant pour objet même l’informatique présentent des problématiques spécifiques en matière de transparence. Le Tribunal administratif de Montreuil, dans son jugement du 7 mai 2019 (n°1800590), a annulé un marché de développement logiciel dont le cahier des charges comportait des exigences fonctionnelles insuffisamment déterminées, conduisant à une opacité sur l’étendue des prestations attendues.
- Exigences fonctionnelles imprécises
- Méthodes de développement non spécifiées
- Critères de recette mal définis
- Propriété intellectuelle ambiguë
Ces manifestations concrètes illustrent la diversité des situations d’opacité sanctionnées par les juridictions et soulignent l’importance d’une rédaction contractuelle transparente dans les marchés informatisés.
Conséquences juridiques et remèdes à l’opacité
L’annulation d’un marché informatisé pour cause d’opacité entraîne une cascade de conséquences juridiques que les praticiens doivent anticiper. Ces conséquences varient selon la nature du contrat, le stade d’exécution et les parties impliquées.
En matière de marchés publics, l’annulation prononcée par le juge administratif peut intervenir à différents stades. Lorsqu’elle survient avant la signature du contrat, dans le cadre d’un référé précontractuel (articles L.551-1 et suivants du Code de justice administrative), elle empêche simplement la conclusion du marché. La jurisprudence Smirgeomes (CE, 3 octobre 2008, n°305420) tempère toutefois cette sanction en exigeant que le requérant démontre que l’opacité l’a lésé dans ses chances d’obtenir le marché.
Lorsque l’annulation intervient après la signature, par voie de référé contractuel ou de recours en contestation de validité (jurisprudence Tarn-et-Garonne, CE, 4 avril 2014, n°358994), les conséquences sont plus lourdes. Le juge peut prononcer la résiliation du contrat, moduler dans le temps les effets de l’annulation, ou dans certains cas, maintenir le contrat tout en infligeant une sanction financière à l’administration. L’arrêt Société Opilo (CE, 10 juillet 2020, n°420045) illustre cette approche pragmatique, le Conseil d’État ayant maintenu un marché informatique malgré son opacité en raison des nécessités impérieuses de continuité du service public.
En droit privé, l’annulation pour opacité s’analyse généralement comme une nullité relative fondée sur un vice du consentement (article 1130 du Code civil) ou l’indétermination de l’objet (article 1163 du Code civil). La Cour de cassation, dans son arrêt du 16 décembre 2020 (n°19-14.016), a précisé que « l’opacité d’un mécanisme contractuel informatisé peut caractériser un dol par réticence lorsque le cocontractant ne pouvait raisonnablement en appréhender les implications ». Cette nullité entraîne la restitution des prestations déjà exécutées, ce qui peut s’avérer particulièrement complexe pour des services informatiques déjà consommés.
Face à ces risques, plusieurs remèdes peuvent être mis en œuvre pour prévenir l’opacité ou y remédier avant qu’elle ne conduise à l’annulation. La documentation technique joue un rôle central : elle doit être suffisamment détaillée pour permettre la compréhension des mécanismes informatisés, tout en restant accessible aux non-spécialistes. Le Tribunal des conflits, dans sa décision du 9 mars 2020 (n°4185), a d’ailleurs qualifié d’acte détachable du contrat le refus de communiquer une documentation technique complète sur un système d’information objet d’un marché public.
La mise en place d’audits techniques indépendants constitue un autre remède efficace. Dans son jugement du 23 septembre 2019, le Tribunal administratif de Lille a validé un marché informatisé comportant une clause prévoyant l’audit périodique des algorithmes par un tiers indépendant, considérant que cette garantie procédurale compensait la complexité technique du système.
Stratégies contractuelles préventives
Les praticiens peuvent développer plusieurs stratégies contractuelles pour prévenir le risque d’opacité. La première consiste à inclure des clauses de transparence détaillant les obligations d’information technique entre les parties. La seconde repose sur l’élaboration d’annexes techniques vulgarisées expliquant en termes accessibles le fonctionnement des systèmes informatisés. La troisième implique la mise en place de comités de suivi technique associant représentants des parties et experts indépendants.
- Rédaction de clauses de transparence algorithmique
- Élaboration d’annexes techniques vulgarisées
- Constitution de comités de suivi technique
- Prévision de procédures d’audit indépendant
Ces approches préventives permettent de réduire considérablement le risque d’annulation pour opacité tout en préservant la complexité technique nécessaire à certains marchés innovants.
Vers un équilibre entre innovation technique et exigence de transparence
La tension entre l’innovation technologique et l’exigence de transparence contractuelle représente l’un des défis majeurs du droit contemporain des contrats informatisés. Les juridictions françaises s’efforcent de construire une doctrine équilibrée, reconnaissant la nécessité de l’innovation tout en préservant les garanties fondamentales du droit des contrats.
La jurisprudence récente témoigne d’une approche nuancée, distinguant l’opacité inévitable liée à la complexité technique de l’opacité stratégique visant à dissimuler certains mécanismes contractuels. Dans son arrêt du 27 mars 2021, la Cour administrative d’appel de Lyon a validé un marché public innovant utilisant l’intelligence artificielle, tout en précisant que « si la complexité inhérente aux algorithmes d’apprentissage automatique peut être admise, elle ne dispense pas le pouvoir adjudicateur d’en expliciter les principes généraux de fonctionnement et les limites opérationnelles ».
Cette approche équilibrée se retrouve dans les recommandations de la Commission européenne sur l’utilisation de l’intelligence artificielle dans les marchés publics (COM/2020/65 final), qui distinguent plusieurs niveaux d’exigence de transparence selon la criticité des décisions confiées aux systèmes automatisés. Ces recommandations, bien que non contraignantes, influencent déjà la pratique des acheteurs publics français.
Le Conseil d’État, dans son étude annuelle 2019 consacrée au numérique et aux droits fondamentaux, a proposé d’adapter les exigences de transparence selon une approche proportionnée, tenant compte de l’impact potentiel des décisions automatisées sur les droits des personnes. Cette logique de proportionnalité commence à infuser dans la jurisprudence administrative relative aux marchés informatisés.
Sur le plan législatif, plusieurs initiatives témoignent de la recherche d’un équilibre. La proposition de règlement européen sur l’intelligence artificielle (COM/2021/206 final) prévoit des obligations de transparence différenciées selon les risques associés aux systèmes d’IA, avec des implications directes pour les marchés publics et privés intégrant ces technologies. Au niveau national, la mission d’information parlementaire sur la régulation des algorithmes a recommandé en 2020 l’adoption d’un cadre spécifique pour les marchés publics intégrant des technologies à forte composante algorithmique.
Les praticiens du droit des contrats informatiques développent progressivement des méthodologies adaptées à ce nouveau contexte. L’émergence du concept d' »explicabilité par conception » (explainability by design) illustre cette évolution : il s’agit d’intégrer dès la conception des systèmes informatisés les mécanismes permettant d’expliquer leur fonctionnement, sans compromettre leur performance ou la protection des secrets d’affaires.
Perspectives d’évolution jurisprudentielle et normative
L’avenir de la jurisprudence relative à l’opacité des marchés informatisés semble s’orienter vers une approche contextuelle et fonctionnelle. Le Conseil d’État a d’ores et déjà amorcé ce virage dans sa décision du 8 avril 2021 (n°439163), en jugeant que « l’intelligibilité d’un système informatisé s’apprécie non seulement au regard de sa documentation technique, mais aussi des formations dispensées aux utilisateurs et des interfaces homme-machine mises à disposition ».
- Développement d’une approche contextuelle de la transparence
- Émergence de standards sectoriels d’explicabilité
- Reconnaissance de la certification comme présomption de transparence
- Adaptation des exigences selon l’impact potentiel du système
Cette évolution vers un équilibre pragmatique entre innovation et transparence constitue la voie la plus prometteuse pour concilier les impératifs parfois contradictoires de la modernisation technologique et de la sécurité juridique des relations contractuelles.
Les défis pratiques pour les acteurs du marché
Les opérateurs économiques et les acheteurs publics confrontés à l’exigence de transparence dans les marchés informatisés font face à des défis pratiques considérables. Ces défis varient selon leur positionnement et leur niveau d’expertise technique, mais tous doivent adapter leurs pratiques pour répondre aux standards jurisprudentiels émergents.
Pour les fournisseurs de solutions informatiques, le premier défi consiste à concilier la protection de leur propriété intellectuelle avec les exigences de transparence. La Cour de cassation, dans son arrêt du 4 novembre 2020 (n°19-15.635), a précisé que « le secret des affaires ne peut justifier l’opacité totale d’un mécanisme contractuel informatisé, mais peut légitimer certaines limitations à la divulgation des détails d’implémentation ». Cette position jurisprudentielle oblige les fournisseurs à développer des stratégies de documentation technique qui préservent leurs intérêts légitimes tout en satisfaisant aux exigences de transparence.
Le deuxième défi concerne la traçabilité des processus décisionnels automatisés. Les systèmes d’intelligence artificielle basés sur l’apprentissage profond (deep learning) posent des difficultés particulières, car leurs décisions résultent souvent de l’interaction complexe de milliers de paramètres ajustés automatiquement. Le Tribunal administratif de Strasbourg, dans son jugement du 18 juin 2020, a néanmoins considéré que « l’impossibilité technique d’expliciter en détail le cheminement décisionnel d’un algorithme d’apprentissage automatique ne dispense pas le titulaire du marché de documenter sa méthodologie d’entraînement, ses jeux de données et les limites connues du système ».
Le troisième défi porte sur la gestion des évolutions techniques pendant l’exécution du contrat. Les systèmes informatiques font l’objet de mises à jour régulières qui peuvent modifier leur fonctionnement. La Cour administrative d’appel de Bordeaux, dans sa décision du 14 octobre 2019 (n°17BX03212), a jugé qu' »une modification substantielle des algorithmes utilisés dans l’exécution d’un marché public sans information préalable des utilisateurs constitue un manquement aux obligations de transparence pouvant justifier des pénalités contractuelles ». Cette position impose aux opérateurs économiques de mettre en place des procédures rigoureuses de gestion des changements et de communication avec leurs cocontractants.
Pour les acheteurs publics, le défi principal réside dans la formulation d’exigences de transparence adaptées à leur niveau d’expertise technique. Le guide pratique publié par la Direction des Affaires Juridiques du ministère de l’Économie en janvier 2021 recommande aux acheteurs d' »inclure dans leurs cahiers des charges des exigences graduées de transparence, proportionnées aux enjeux du marché et à leurs capacités internes d’analyse technique ». Cette approche pragmatique reconnaît que tous les acheteurs ne disposent pas des mêmes ressources pour évaluer la transparence des solutions proposées.
Le dernier défi, commun à tous les acteurs, concerne la formation juridique et technique des personnels impliqués dans la négociation et l’exécution des marchés informatisés. La Cour des comptes, dans son rapport thématique de septembre 2020 sur la transformation numérique de la commande publique, a souligné « l’insuffisance des compétences hybrides juridico-techniques au sein des administrations », recommandant le développement de formations spécifiques pour les acheteurs publics.
Solutions organisationnelles et techniques
Face à ces défis, plusieurs solutions organisationnelles et techniques émergent dans la pratique des acteurs du marché. La première consiste à constituer des équipes pluridisciplinaires associant juristes et techniciens pour la rédaction et la négociation des contrats informatiques. La seconde repose sur l’adoption de méthodologies d’explicabilité (XAI – Explainable Artificial Intelligence) dès la conception des systèmes. La troisième implique le recours à des tiers certificateurs capables d’attester la conformité des systèmes aux exigences de transparence.
- Constitution d’équipes pluridisciplinaires
- Adoption de méthodologies d’explicabilité
- Recours à des tiers certificateurs
- Mise en place de procédures de documentation continue
Ces solutions pratiques, bien qu’imparfaites, constituent les premières réponses des acteurs du marché aux exigences croissantes de transparence dans les marchés informatisés.
